« Chez Malte »… les règles du savoir-vivre autrement d’après Ovide
« Ovide ! Ovide ! » répétait Brassens qui s’entretenait avec Polac en 1967 sur les auteurs des livres à lire. Et l’on pourrait prêter à Schwind l’exclamation. À la Déviation transformée en pays d’Ovidie, c’est avec gourmandise que Naïs Desiles et Yaëlle Lucas jouent les entremetteuses des Métamorphoses pour le metteur en scène Malte Schwind, dans une scénographie ouverte. Un théâtre vivant.
Qu’ovide toujours…
Parmi les grands récits, sources d’information sur la difficile formation et les risques de déformation du monde (et de ceux qui le peuplent), celui des Métamorphoses d’Ovide demeure l’un des plus fascinant via la déclinaison d’une galerie de portraits invraisemblables où dieux, déesses, héros, humains, être hybrides, monstrueux et fabuleux… forment une grande famille métissée. Ou comment l’histoire du monde n’a jamais été autre chose qu’une histoire de familles, avec ses conflits entre descendances, bâtards, rejetés et bannis, morts et fantômes… sur fond de conquêtes guerrières et amoureuses, de luttes éternelles marquées de désirs et d’interdits, de rivalités héritées et de jalousies reconduites, d’aventures qui portent à conséquences et de fatalités sans cesse réécrites…
Aussi, s’emparant de quelques-uns des épisodes des livres qui composent Les Métamorphoses, le metteur en scène Malte Schwind tout attentif qu’il est – à chacune de ses créations – pour ce que l’Homme devra endurer à cause d’être né, s’en sert comme d’un miroir démesuré tendu au quotidien où nos petites métamorphoses, pour autant qu’elles sont étrangères au merveilleux du monde divin, n’en sont pas moins des petits récits, gais et tristes, que l’on noie aussi et parfois dans le vin volé à Bacchus.
Qu’Ovide apparaisse (et terrasse la Covid) maintenant chez le jeune metteur en scène n’a rien d’un hasard… Chez Schwind, ce n’est pas le monde d’avant qui revient, mais bien les questions et les enjeux qui hantent tous les temps qu’il invite à ne pas oublier et fait résonner dans un monde d’après qui aurait pu se chercher d’autres voies que celle que propose le Jupiter de l’Élysée (1 milliard pour métamorphoser Marseille).
Pièce politique (comme l’est le texte d’Ovide) donc que cette nouvelle création de la Compagnie En Devenir 2 où l’âge de fer, et les saisons qui le composent, nous prive de l’hospitalité, de la bonne foi, de la vérité, de la joie… Époque « Stal » (fer en russe) qui ne repose plus que sur l’artifice, la trahison, la violence, le désir de posséder…
Sans doute les Métamorphoses a-t-il à voir avec cela… et autres choses bien entendu. Mais devant la grande couverture de survie orée qui sert de toile de fond à l’exécution du spectacle ; devant ce mur lumineux qui met le spectateur à proximité de l’âge d’or perdu, chacune et chacun étaient sans doute invités à questionner ce qui lui manque ou ce qu’il a perdu et c’est justement le spectacle qui lui offrirait. « Offrirait » dis-je, car il n’est d’autre verbe qui convienne mieux et précisément à l’humanité du geste de Malte Schwind pour ces Métamorphoses où le public attablé devant le vin, la moussaka, l’huile et le pain-maison (qu’il goûtera tout au long de la soirée) est moins un étranger qu’un ami invité et retrouvé le temps d’un théâtre d’hospitalité. Théâtre qui s’affronte aux illusions perdues et que seule la scène est à même de combattre en leur redonnant vie à mesure que s’effacera le jour sur la Déviation, quand dans la nuit l’onde et le souffle ovidien se feront entendre.
Et parce que l’humanité n’en a pas fini de « trinquer » et de gouter jusqu’à la lie ce « trou du cul » qu’est le monde, alors Métamorphoses fera sonner les verres en écho au vers d’Ovide, rappelant ici le destin de Sémélé, d’Actéon, de Tiresias, de Penthée… et quelques autres, tous et toutes défigurés par quelques fatalités où passant d’humain à animal, de mortel vivant à cadavre errant, de héros à néant… il n’est d’autres connaissance acquise que celle qui nous tient à l’endroit de l’incertitude et de l’instabilité. Donnant donc raison à Bergson qui, dans L’évolution créatrice (1991, p. 302) nous aura prévenu « la forme n’est qu’un instantané pris sur une transition ».
S’entend donc un récit où les actions légendaires rapportées, les combats titanesques décrits, les horribles et merveilleuses transformations dessinées… pourraient tenir le spectateur (ce mortel infirme) les yeux écarquillés, s’il ne prenait la mesure de ce qui le concerne dans la démesure qui lui est racontée. Ainsi, adressé au néotène que nous sommes, Métamorphoses de Schwind, au prisme de ces odyssées, lorgne, à la manière de Lagarce, sur « les règles du savoir-vivre ».
À commencer par la règle qui exige à l’entrée dans le monde que l’enfant soit déclaré. Moment bref et intense, élégiaque, dès le début du travail, où Naïs Desiles et Yaélle Lucas – les récitantes des Métamorphoses – déclinent leur arbre généalogique et livrent l’histoire de leur famille… Manière de se présenter ou d’entrer en représentation. Et d’entendre lointainement, à ce moment-là, accompli soudainement et inhabituellement, les premières lignes de Lagarce « Si l’enfant naît vivant… la déclaration doit être faite… l’inscription de l’acte de naissance… Si le père ne peut se présenter… ».
(Dé)passer le plateau…
À intervalle régulier, jonglant avec les bouteilles et plateau en main, Malte Schwind, en garçon de salle mal fagoté (bermuda délavé affublé d’un tablier de cuistot, chaussette tombante sur les godillots, manches retroussées façon traiteur mal traité) ravitaille le public ; se glissant entre ses deux comédiennes qui en profitent pour se repoudrer le nez, se siffler un canon, faire un brin de causette avec un voisin (nom qu’Althusser prête au spectateur)… Schwind s’inscrit dans la grande tradition des metteurs en scène qui hantent le plateau et ne se résignent pas à disparaître. On songe à Kantor bien sûr qui veillait à même la scène, mais plus encore aux apparitions de François Tanguy (la Fonderie et le Théâtre du Radeau qui sont par ailleurs co-producteurs de la nouvelle création de la compagnie). Et comme si cela ne suffisait pas, le metteur en scène qu’il est, lors de ces intermèdes, rompt l’écoute des épisodes d’Ovide. Avec ce léger accent heurté qui fait son charme germanique, il prévient le spectateur et le client : « c’est la première fois que je fais la moussaka… vous me direz… Ah, il faut du vin plus là-bas… vite des bouteilles, du nectar pour ceux-là… c’est la table des alcooliques ». La salle en rira. Magistral et infernal, attentif et faux monsieur Loyal, il repassera plus tard pour le café, encombré d’un plateau qu’il tient en équilibre et qu’il fait « Walser » (création antérieure) devant les spectateurs qu’il tient en amitié. Et si d’aventure, un théoricien du théâtre devait commenter ces petits instants, ce détour par une pratique immersive recoupe un pur geste brechtien qui entend rompre l’illusion et démasquer le théâtre où l’on est qu’un spectateur hypnotisé.
Voilà, peut-être que tout commence là, à même cette volonté et l’on comprend mieux, dès lors, pourquoi Yaëlle Lucas et Naïs Désiles, auront décliné leur filiation, leur éducation, leur place dans la société… « Filles de »… ou comment la scène serait le lieu, un court instant, non plus de la fiction, mais plutôt celle des constructions fictives auxquelles il est prêté foi et qu’on appelle « identité sociale ».
Elles, elles ressemblent au couple que formèrent la Bardot et la Moreau de Viva Maria. Elles, elles pourraient tout aussi bien être sorties de chez Gatsby le magnifique… et leurs robes à paillettes, colliers de perle en toc, sur-maquillage doré… les apparentent aux demi-mondaines d’un clac, aux valseuses de Titanic… à moins que déifiées, elles ne ressemblent à quelques figures célestes. À l’évidence, rien n’est plus certain pour ces divines humaines que Schwind appellent ses « divas ». Mot, certainement, le plus juste pour celles qui « chantent » Ovide, et racontent avec sérieux, avec espièglerie, avec tendresse… comment ça déchante chez les proprios du monde céleste, et leurs locataires terrestres. En bout de tables, comme les maîtresses de la Maison Schwind prolétarisée ou du cabaret « Chez Malte », parmi les spectateurs, elles assurent le service et font récit. Tapent dans le Menu Ovide sans trop faire de cas de ce qui ne sera pas dit, mais s’entendent à faire exister ce qui est convoqué. Mascarade racontée que tout cela, mais matériaux de théâtre tout de même, les deux escort-girl ovidiennes comme deux bonimenteurs, par leur accent, par leur voix, par leur diction et leur incarnation s’entendent à faire apparaître en chaque mot les scènes infernales, les tragiques destinées, les métamorphoses obligées. Et c’est bien par la seule parole, et le jeu complice qui les lie, qu’un monde d’images pris aux Métamorphoses apparaît dans l’esprit de chaque spectateur. Images libres réfléchissant l’imaginaire affranchi et la souveraineté de l’esprit que chacun et chacune peut encore sentir en lui et qui est sollicité.
Et de comprendre peut-être, parce qu’elles s’entendent à le transmettre, qu’elles sont les témoins ou les plaignantes de ce qui n’a jamais cessé, d’hier à aujourd’hui, de venir à bout du monde et qui défait l’ossature du monde comme l’architecture de toutes les relations et ne porte aucun autre nom qu’Eris : la déesse de la discorde.
Ainsi vont les Métamorphoses de Schwind qui, marqués par la discorde narrée, se construit dramaturgiquement (Mathilde Soulheban) sur la présence de temps apaisés où le metteur en scène et les deux comédiennes viennent à la rencontre du public, saluant les retrouvailles du théâtre et de ceux qui s’y rendent, par des toasts répétés « A Bacchus ». Ou un théâtre de la réconciliation qui n’induit pas l’ordre comme le pense et s’entend à le réduire le politique.