ÉGALITÉ… Habibi bicyclette
Égalité , de Nawar Bulbul, au Théâtre Toursky à Marseille. Octobre 2020.
Par Yannick Butel
Metteur en scène et acteur d’importance en Syrie, Nawar Bulbul a choisi l’exil après avoir participé à plusieurs manifestations pacifiques en Syrie, son pays d’origine. Son exil d’artiste commence en France en 2013. Aujourd’hui artiste associé à l’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans, c’est là qu’il découvre les archives sonores de Michel Seurat. Nawar Bulbul décide alors d’en faire l’un des motifs de sa nouvelle création Égalité , dédiée à tous les prisonniers politiques de par le monde, qui sera présentée, courant 2021, au Théâtre Toursky, du 5 au 6 février. Par Yannick Butel.
De B.B. à Habibi… to be or not be Habibi !
Faire du théâtre un « podium », de la scène « un ring », du spectateur « un dépaysé », du moment de la représentation « un temps où l’on ne penserait pas sans raison »… Et déclinant cela qui vient après avoir regardé une étape de travail d’ÉGALITÉ (prochaine création de Nawar Bulbul)… feindre de s’étonner que le paradigme brechtien s’invite ici, a posteriori de ce qui vient d’être balancé, joué, crié, chanté… alors qu’arrivant par la petite porte donnant sur le jardin, et franchissant celle de la cuisine, le regard s’est arrêté sur les portraits de B.B. collées sur le frigo qui abrite les Kébés (faits maison) que l’on dégustera plus tard, sous la tonnelle, en sirotant un rouge de Savoie, pas loin d’un cactus aux pieds duquel fleurissent des crocus jaunes… Prendre le temps de la causerie avec Nawar Bulbul (acteur, auteur, metteur en scène), Vanessa Gueno (chercheuse CNRS-Iremam et traductrice), Arnaud Leroy (créateur lumière) et Julien Blaine-poète-performer (à peine en retrait, jamais en retraite) qui a rejoint le trio et vient de sortir La cinquième feuille, aux sources de l’écrire et du dire*… et quelques amis qui sont venus pour assister à ce training.
Prendre ce temps qui n’est pas un bord de plateau comme on en vit trop et figure à l’article truc de la convention machin sous la forme d’une obligation.
Vivre au contraire ce temps-là comme une réunion qui se passe du clivage entre « LES SPÉÉCIALIIiiiSTES » et les « CRÉAaaTEURS » qui se donnent ou se livrent au petit jeu de la représentation – devant un parterre de spectateurs médusés – cherchant trop souvent en vain à inventer un « D.I.A.AAA.LO.O.O.GGGUE(UX) ».
Mot, celui-là, qui dit trop aujourd’hui l’homologué, ici et là pris et confondu à un symptôme de démocratie chez l’homo-logos ou « l’homme au logos ». Alors que « Parler » suffirait. C’est-à-dire laisser la parole, aux prises avec la langue, libres de trébucher, de rapper, de tordre, de faire claquer les mots et les organes… La laisser dégringoler, jouer de cascades, l’étouffer, l’aspirer…
Ah, oui, c’est vrai alors que « Parler », si ça relève des tactiques de Com (ce qu’est devenu le Dialogue laissé à la société du spectacle), ça ne devrait pas le faire… Et « merdre » !
« Laisse béton » serait-on tenté de marteler en verlan à ceux qui ne jurent plus que par le dialogue et la « logocratie » aux petits protocoles-montés (de toutes pièces).
Heureusement, là, sous les figuiers promis aux couleurs de l’automne, dans la nuit noire où le frais tente de s’imposer sans succès, les amitiés (dont on n’est pas obligé de penser qu’elles ne peuvent naître qu’après des années d’épreuve) et la chaleur humaine défient les lois de la thermodynamique. Et ça parle à tout va et autour de la table ça se chauffe. La parole, son esprit adamique autant que linguistique, cavale dans les plis d’accents inouïs.
Ça parle arabe, français, et les paroles s’hybrident, et les énoncés se métissent produisant un modelage d’un alliage sémantique et musical, – rééduquant l’oreille et donc la libérant – qui finit par attendrir la glande pinéale et défaire toutes les barrières, à commencer par celles qui seraient exclusivement sémiotiques.
Plus tard, quand la petite assemblée aura fini par s’exiler vers un ailleurs qui s’annonce par « bon, je vais y aller », un « on se rentre »… il me restera, en sus des souvenirs, un mot entendu à la scène et repris dans la confrérie éphémère sous la tonnelle.
« Habibi » par-ci, « habibi » par-là… Habibi partout…
« Habibi » qui précède tout au long des récits diurnes, à l’organisation anarchique – qui a peuplé la soirée – l’ensemble des prénoms de ceux qui étaient là.
Habibi Julien, Habibi Cédric, Habibi Nawar…
Énigme à la scène que ce mot-là ! Puis familier quand il se livre via le sourire de celui qui vous l’adresse… et finalement mot apprivoisé qui s’entend comme « cher », « chéri » et peut-être, dans la démesure qui s’est invitée à mesure qu’ont passé les heures, « mon amour »… Mot fait mien que ce « habibi » et qui s’entendra dorénavant, dans la panoplie lexicale qui me sert au jour le jour, au quotidien.
Il faut imaginer ce que c’est que d’avoir un mot de plus en poche qui complète mon micro-dictionnaire d’arabe… Et Naïvement, à côté de « shoukram » que je risque parfois auprès d’Ali qui me vend des oranges, je me vois déjà arabisant en herbe, promu bientôt en classe supérieure. Je m’entends déjà dire « Habibi Ali… shoukram ».
Mais soudain, Égalité me revenant dans la foulée d’un petit coup d’Harmattan imaginaire qui vient faire vibrer les feuilles fragiles de l’automne, mon dico s’étaye de quelques noms propres entendus de la scène : Damas, Bachar Hafez Al-Assad, Homs, Palmyre… et d’avouer que ceux-là, dits « propres », m’inscrivent à l’endroit de politiques sales, d’une Syrie exsangue vendue aux intérêts géopolitiques, de vies exilées et meurtries, de massacres XXL commis par les Chahibas (miliciens) et la communauté internationale, d’une misère abritée sous les toiles de tente onusienne sans âge… Souvenirs de ça, aussi donc, quand dans la plaine de la Bekka, quittant Beyrouth pour rejoindre Al Caravan-Al Abjadeah center, avec le réalisateur Emmanuel Roy, nous tournions Et je dois trouver ici le ciel pour devenir oiseau parmi les enfants pieds nus dans la terre, la pauvreté, l’abandon, la vie à minima (ai-je pensé ce jour-là),… Souvenir de Abed Aidy, encore, à Chatila, réfugié syrien, poursuivit par la sécurité nationale, qui me parle de son travail de marionnettes avec les enfants du camp parce qu’il est un « dreamer for the futur of a new country » et qu’il veut « préserver leur sourire ». Et un mot, celui de son groupe, qui me reste : Najda now… « Secours maintenant ».
Du théâtre, on ne sait trop quelle forme il peut prendre, mais regardant l’étape de travail de Nawar Bulbul sur Égalité, l’idée s’affirme qu’il est au commencement des langues qu’on ne parle pas, que l’on n’apprend pas, mais que l’on n’oublie jamais pas parce que l’acteur, où qu’il soit, lutte toujours, Blaine l’écrit comme ça, « contre la n.i.c. et le r.o.m. » dans La cinquième feuille, à la page 300 : « contre la Nouvelle Inquisition Civile et le Retour à l’Ordre Moral ».
Nawar en selle…
Nawar Bulbul, en selle comme en scène, commencera par un training à l’extérieur, devant la porte de la petite salle – un moulin ancien – aux voutes blanches où il va apparaître plus tard. Courses rapides et échauffements vont jusqu’aux bouts des doigts de ses mains qu’il fait trembler. Ce n’est pas une première, pas un spectacle, mais la tension est palpable chez celui que nous avions quitté, en juillet 2019, après avoir été convaincu par Mawlana**, programmé au Théâtre de la Bourse CGT.
Au hasard d’une rencontre, à la mi-septembre, il a dit « viens voir Égalité habibi Yannick, mon prochain travail ». Alors on est là, ce 5 octobre, parmi quelques invités, assis au parterre à même un ensemble hétéroclite de fauteuils et de coussins. Devant, dans un espace partiellement vide, une petite fontaine insignifiante laisse filer l’eau. Moins monumentale que celles qui ornent la bonne ville d’Aix, c’est une fontaine de théâtre qui fait un petit bruit de scène posée à même le carrelage couleur sienne. Et alors que le regard pourrait se perdre, trois-quatre grosses ampoules anciennes attirent l’attention, sans attirer la tension puisqu’elles demeurent éteintes. Aucun arc électrique ne viendra chauffer la résistance de celles-ci et elles m’apparaissent finalement comme un clin d’œil au siècle des Lumières… « Égalité » doit être la source de cette référence que j’ai du mal à trouver « lumineuse ». Moment de solitude du critique, seul devant son manque d’imagination.
Et puis Nawar Bulbul déboule, vélo en bandoulière, qu’il fait tourner autour de lui comme le Derviche qu’il était dans Mawlana. Derviche ou tornade, ou plus précisément tempête née d’une engueulade avec un contrôleur dans le bureau d’une préfecture où il demandait, à l’administration française, un document de régularisation pour sa… bicyclette.
Oui, voilà, l’histoire pourrait tenir à ce motif incongru où l’exilé qu’il est, comme tous les exilés ou réfugiés qui partent en abandonnant tout, refuse de partir sans sa bicyclette. Oui, ça pourrait n’être que ce motif-là, farfelu, comique, un rien déjanté… et ça suffirait à faire une histoire de théâtre puisque à l’endroit du théâtre, qui est le lieu de tous les décentrements, une pacotille exacerbée à la scène suffit. Et l’on regarderait la toilette de l’Habibi Bicyclette qu’on découvrira plus tard, l’utilisation de la dynamo pour faire du thé, l’enfourchement du vélo par Omar les bras levés mimant un maillot jaune du Tour de France, l’histoire de la sœur d’Egalité qui s’appelle « Liberté », celle de la pompe à vélo ou une lancette vétérinaire, les échanges insolites et amoureux avec les sonnettes du cycle … comme autant de sornettes d’un doux-dingue, un échappé d’on ne sait où, d’un attardé de l’étape ; à moins de voir Nawar Bulbul, seul en scène, et aux prises avec de multiples voix, caressant le cycle et l’étreignant tendrement, comme un « prince oriental » amoureux de la « petite reine ».
Oui, mais voilà…
Nawar Bulbul, à la scène, c’est Omar Abu Michel ou un coureur d’histoire dont le nom renvoie à la grande Histoire. Celle du prince syrien qu’il est en âme, celle du réfugié politique qu’il est en vérité, celle de l’acteur qui prête à la pratique théâtrale un regard sur les événements historiques qu’il a vécus autrement que sous leurs formes médiatiques. Nawar Bulbul ou un acteur-témoin aussi, et une mémoire également, qui pratique son art en ayant à l’idée qu’on ne s’adresse pas seulement à un public, mais qu’on lui parle en conscience.
Alors Habibi Bicyclette, c’est non seulement le rêve de faire la grande boucle, mais c’est aussi l’histoire de celui qui entend ne pas la boucler. Et de revenir alors, au détour de ce qui apparaît naïvement comme un ensemble de clowneries, sur ce qui est le souffle propre et le souffre intense d’Égalité. L’histoire de la Syrie, celle d’un meurtre de masse commis sur la population, celle de la prison de Palmyre, celle de la surveillance et de l’expérience totalitaire, celle de la torture et du devenir martyr de tout un peuple dans l’indifférence de la communauté internationale ou avec sa complicité.
Alors les scènes émouvantes et drôles d’Habibi Bicylette, comme dans le monde étrange du Théâtre d’objet, font de Nawar Bulbul, non seulement celui qui a déraillé, mais celui qui enchaîne aussi les épisodes vrais. Scène de Dynamo et scène de torture se juxtaposent. La petite fontaine, privée de sa naïveté bucolique devient le bassin d’eau auquel recourent les forces spéciales du baasisme. Une allusion chantonnée aux « Paroles et paroles et paroles » de Dalida souligne la surdité de la communauté internationale. Les Droits l’homme sont réécrits à la manière parodique et défigurée de Régis Debray « drouadlom ». Le meurtre d’un être cher, Elma par la police politique vient court-circuiter le tout… jusqu’à la lumière du phare du vélo qui se regarde désormais comme la lampe agressive d’un interrogatoire policier.
Et d’entendre dès lors, les fréquences perturbées d’une radio ou le bruit des manifestations dans les rues de Homs ou de Damas, comme les clameurs d’un peuple qui suit un silence retentissant dans Égalité alors que Bulbul chantait, criait, parlait d’une haute intensité.
Et d’entendre encore, dans la voix off animée du timbre de Julien Blaine, la voix témoin de celle de Michel Seurat matinée des articulations du poète, mêlant recherche de l’anthropologue et recherche du performer politique… Voix spectrale de Seurat, enlevé et mort au Liban en 1985, qui parlerait avec Omar Abu Michel… Ou quand les prénoms associés, d’où qu’ils viennent, contractés et compactés, forment le prénom métissé d’une histoire commune.
A la dernière image, Nawar Bulbul, partiellement nu ou privé de son habit de clown qu’étaient ses mots et l’habibi bicyclette, se regarde comme un détenu que la nudité imposée humilierait. Image d’acteur et d’exilé mêlée que cette image d’Égalité que la création aura sans cesse convoquée, sans jamais qu’elle apparaisse. Ou quand Égalité est un grognement (final) poussé au-devant de la rampe à destination d’un idéal qui demeure, lui, dans le lointain horizon.
Pataphysique et théâtre documentaire… « jongler »
A la manière d’Alfred Jarry qui conservait son vélo dans son salon pour en faire le tour plus rapidement. A la manière, encore, de l’auteur d’Ubu-roi qui vouait un amour illimité à la « petite reine » et qui prétendait qu’il y avait à l’endroit du cycle « un nouvel organe, un prolongement minéral du système osseux de l’homme », Nawar Bulbul est un membre du collège de pataphysique qui se joue de la convention, vient la perturber ou la « dés-idôlatrer ».
Figure de solitude, conteur, acteur, metteur en scène, le monde de Nawar Bulbul est peuplé de personnages inquiets promis aux démesures ; de clowns clandestins amputés de leur nez rouge et de leur costume chamarré ; de figures domestiques en proie à l’éveil et à la révolte ; d’ombres toujours humaines au cœur plus grand que le corps qui les abrite ; de spectres, aussi, qui hantent celui qui ne peut les oublier. Au registre de l’acteur, Nawar Bulbul est un Dario Fo et un Minetti qui, seuls en scène, peuvent faire exister un monde comique et tragique amalgamé, là où le rire devient indécis, là où la douleur est incisive, et où la vie, à chaque instant, est appelée et demeure présente dans la geste de l’acteur.
Rejoint ici par Julien Blaine (voix off) et ses « gouailles » de performer – entre autres des extraits de « Big trouille made in France » (Paru dans une première version dans :1968/2018 = ½ siècle & Julien Blaine = ¾ de siècle, éditions Galerie Jean-François Meyer, mai 2018) – le tandem travaille des formes d’écho où la parole de l’un, sans réponse de l’autre, amplifie le registre des paroles errantes que figure Egalité. Ou comment soudain, écoutant l’un, l’autre, dans un cloisonnement à peine perceptible, les deux voix font entendre, de part et d’autre, les murs*** auxquels s’affrontent ceux qui ont encore l’instinct de l’humanité. Car, et c’est bien le personnage absent et omniprésent d’Égalité que celui du MUR contre lequel se cognent les têtes, contre lequel on colle les fusillés, contre lequel les lamentations ne servent à rien, contre lequel on donne des coups… Le MUR, dans Égalité, est là qui vient affronter aussi le quatrième mur (celui que la tradition bourgeoise du théâtre prête à la représentation séparée du spectateur).
Et c’est à cet endroit qu’est la recherche constante, chez Nawar Bulbul, de faire apparaître pour mieux les contourner les différentes occurrences du Mur, extérieures comme intérieures, que le travail du metteur en scène s’inscrit dans une pratique du théâtre documentaire.
Soit une manière, en recourant aux matériaux historiques (l’histoire de Michel Seurat, les bruits de radio, la convocation de patronymes historiques (de Bachar à Macron), la bande son de manifestations urbaines), de fabriquer un théâtre documentaire où Égalité se lit comme un journal (référence à Brecht bien entendu, mais aussi et par exemple, à celui de Rima dans le Chebika de Duvignaud)… Le journal, donc…
Celui qui est ouvert sur une vie et une intimité laquelle n’est pas séparable du vécu de la communauté. Peut-être alors regarder Égalité comme ce travail esthétique et poétique où une bicyclette (chez le footballeur), devient chez Nawar Bulbul un art de jongler avec les mots, avec l’histoire, avec le corps… et où, pas plus footballeur que coureur, mais les deux en même temps, lui l’acteur décline l’art de jongler. Mot dernier celui-là qui dit le maestro, l’habileté, et la douleur.
Histoire commune que celle-là qui se conjugue au jour le jour depuis longtemps et toujours au présent. Je jongle, nous jonglons, etc. à longueur de temps : ce temps qui ne passe pas… dirait l’autre.
*Julien Blaine, La cinquième feuille, aux sources de l’écrire et du dire, édition établie par Gilles Suzanne, Les presses du réel, Al dante, 2020
** Mawlana… mon frère de liberté, https://www.insense-scenes.net//?p=3002
***On retrouve le motif une série iconographique du mur dans « The Big trouille made in France » de Julien Blaine, in Incertains Regards n°9, Presses universitaires de Provence, 2019.