Le Coup Fantôme, 1948-1989-2018…
Au fin fond de la friche La Belle de mai, dans le hangar qu’est la salle Seita, comme au plus loin d’un quai à l’ouest de New York, le metteur en scène Franck Dimech et le dramaturge Arnaud Maisetti proposaient, quatre jours durant, Le Coup Fantôme d’après Bernard-Marie Koltès. Dans cette aventure, à eux deux ils entraînent les étudiants de la section d’études théâtrales de l’université d’Aix-Marseille ; de jeunes comédiens et comédiennes, techniciens, régisseurs, scénographes, etc. habités par le désir du plateau, cet ailleurs où est la vraie vie écrirait Rimbaud.
Accumuler des fragments sans se soucier de l’intrigue ; oublier l’intrigue et privilégier des points d’intensité. Faire de chaque instant une situation, et échapper ainsi à toute idée de commencement. Préférer un jeu où l’acteur serait dans un espace intermédiaire ; préférer les lignes de fuites, les états aléatoires et inaccomplis. Faire en sorte que l’espace soit une couleur écartelée entre un noir récurrent et une clarté incandescente. Jouer des ténèbres et de la surexposition. Faire miroiter des sons, des musiques, plutôt des fragments qui inscrivent l’oreille et le regard dans le souvenir. Ne pas avoir oublié l’écriture en projetant sur un pan latéral des signifiants arbitraires, sortes d’esquisses poétiques promis à la révolte… S’approcher du dénuement en s’habillant de la nudité…
Faire résonner la voix de Koltès dans un entretien où il dit sa haine de « l’européen, du français ». Faire entendre la correspondance de celui qui observera l’exil et la croiser avec d’autres textes, y compris ceux écrits par les jeunes interprètes inquiets de l’actualité. Considérer l’œuvre de Koltès au regard de sa vie, vécue et rêvée. Alors revenir dans les traces plus que dans les preuves et éviter de jouer Koltès afin, peut-être, d’arriver à l’endroit de la naissance d’une œuvre qui se donne d’abord sous la forme d’une énergie : un désir affolé. Conduire les interprètes de ce Coup Fantôme à l’endroit du pacte que Koltès a passé avec lui-même. « Être soi-même l’auteur de sa vie […] n’avoir qu’une morale : celle de la beauté. Et qu’une loi : le désir » comme le souligne la quatrième de couverture de Bernard-Marie Koltès d’Arnaud Maisetti ((À lire, l’essai d’Arnaud Maisetti, Bernard-Marie Koltès, Paris, éd. Minuit, 2018.))
Beauté des images dès lors où derrière un tulle, une gymnaste en équilibre sur une poutre développe et augmente pendant un long temps un mouvement. On la regardera comme la funambule de Genet. Plus loin, un homme d’apparence inquiète tiendra un verre en équilibre sur son crâne tel un Malcolm Lowry. Une jeune femme, en front de scène, les mains sur la tête, restera immobile jusqu’à ce qu’imitée par tous et toutes, ils et elles figurent des prisonniers qui n’en auraient pas l’âge comme les lycéens de Mantes-la-Jolie. Un guitariste qui entonne Gainsbourg se voit pisser dessus… Suivre le pisseur qui se répand ou marque un territoire diurne. Regarder une meute fascisante à moustache, une meute de colons de la deuxième génération, petits capitalistes convaincus de leur supériorité qui écoutent du Lepen (Père) qui a engendré une fille brune déguisée en fausse blonde. Regarder une violoniste prendre des claques dans la gueule. Etc. Etc. Etc. jusqu’au terme de l’heure vingt où, assemblée autour du cadavre d’une morte que tous et toutes vont honorer d’un rituel intime, la meute redevienne forme chorale et, dans une nudité partielle, vienne s’accoupler au cadavre pour former un charnier. Et tout ce temps, en fond de scène, une armoire électrique éclairée s’apparentera à un autel scintillant ou un cierge technologique allumé sur les deuils que l’on fait, et qui se sont écrits au plateau.
Et alors saisir à travers cette construction archipélique que chacun des « épisodes » (aurait dit Didier-Georges Gabily), mettait en jeu autant qu’en scène un rapport à la frontière et à la limite ; là où l’acteur se tient en équilibre, pris en otage, justement, par les limites et les frontières. Épisodes, donc, qui se regardaient encore comme des moments de « dos au mur » où il n’est possible qu’une fuite en avant laquelle rapproche toujours de la mort que figurait le dernier tableau.
Liée à un geste plastique qui n’est pas étranger au montage godardien, dans le voisinage aussi du regard de Pasolini sur les dérives humaines et les lucioles disparaissantes, la mise en scène de Franck Dimech se regarde comme un espace traversé. Une succession d’arrêts sur image, de sensations furtives où Mara, Marine, Augusto, Laura, Claire, David, Aude, Edel, Manon, Louise, Fanette, Catherine, Jade, Antoine, Romain, Joia, Elisa, Maëlle, Clémentine, Alice, Laureen, Hamoun, Irian, Siwei, Fleurines… forment le chœur qui portait en lui une voix, celle de Koltès et de ses questionnements « In God We trust, DO WE ? ». Dernière question de Koltès adressée à son frère François (quelques jours avant de mourir), lisible et visible sur le mur, dès qu’étaient franchies les portes du hangar Seita.