Les radiations invisibles : 20 mSv de Bruno Meyssat
20 mSv de Bruno Meyssat, 06-14 novembre 2018,
MC2 Grenoble
— Par Jérémie Majorel
Bruno Meyssat poursuit dans ce nouveau spectacle l’alliage qui le singularise au sein du théâtre contemporain : d’un côté, enquête documentaire, processus collectif, maturation d’un sujet, imprégnation in situ, lectures, rencontres, entretiens, sur un long temps, parfois plusieurs années ; de l’autre, shamanisme, du nom de sa compagnie Théâtres du Shaman, en référence notamment à une étude fameuse de Claude Lévi-Strauss sur « l’efficacité symbolique » d’un chant indien destiné aux accouchements difficiles (recueillie dans Anthropologie structurale, 1958), shamanisme qu’on retrouve chez Meyssat dans sa direction d’acteurs et dans l’aura que revêt le moindre objet sur scène.
Après Hiroshima, les naufrages de pétroliers, la crise des subprimes, la dette grecque, les missions Apollo, Meyssat aborde Fukushima (mars 2011) comme point d’entrée dans la question de l’omniprésence des centrales nucléaires, sources avérées ou potentielles de catastrophes humaines et écologiques, depuis Tchernobyl en 1986 jusqu’à La Hague en Normandie aujourd’hui. Le titre du spectacle renvoie au 20 millisieverts au-dessous desquels l’ordre d’évacuation est levé dans la préfecture de Fukushima selon la politique de retour actuellement menée alors que la norme acceptée pour la santé publique dans les autres préfectures du Japon en reste au drastique 1 millisievert.
Meyssat ne traite pas son sujet via une forme strictement documentaire, didactique ou militante. Son spectacle n’offre pas non plus de reconstitution des événements ni ne joue sur une pseudo-immersion du spectateur. Sa visée est infiniment plus difficile, fragile et nécessaire : rendre sensibles les archives, fragments de discours ou objets inertes, dont s’emparent les acteurs, par séquences successives et gestes shamaniques où le sens chemine peu à peu en nous, ou au contraire s’impose avec la force d’une évidence.
Que le spectacle ait pu me rappeler à plusieurs reprises le début des Bacchantes monté par Grüber en 1974 mesure à quelle exigence esthétique Meyssat confronte les matériaux documentaires glanés en amont : scénographie, conçue avec Pierre-Yves Boutrand, d’une blancheur clinique, dont le feuilleté dévoile d’immenses panneaux au lointain sur lesquels la lumière froide de Romain de Lagarde produit des reflets cuivrés ou argentés, tout ceci associé à la présence brute d’éléments naturels (eau, terre) ; acteurs ‒ Philippe Cousin, Elisabeth Doll, Yassine Harrada, Julie Moreau, Mayalen Otondo et Jean-Christophe Vermot-Gauchy ‒ qui peuvent atteindre des états de transe quasi animale, ou de transissement subit, de « sur-marionnette » (Craig), ou de rictus glaçants, en un jeu où l’excès est d’autant plus perturbant que neutralisé, où les acteurs sont parfois littéralement emballés dans des camisoles de plastique (on pense cette fois aux vêtements-emballages de Kantor).
Comment rendre sensible une archive comme le rapport PAREX sur le « Retour d’expérience de la gestion post-accidentelle de l’accident de Tchernobyl dans le contexte biélorusse » remis à l’Autorité de Sûreté Nucléaire en 2007, pas moins de 63 pages indigestes pour le profane, mais dont le spectacle projette ou donne à entendre quelques extraits choisis ? Une actrice soulève difficilement une grosse pierre et la laisse tomber avec fracas (c’était donc bien une vraie pierre) sur un petit matelas une place déposé à même le plateau, comme pour nous faire ressentir les mesures de sécurité dérisoires qui avaient été envisagées en cas de problème majeur dans la centrale ukrainienne tristement célèbre, ainsi que le travail de Sisyphe que représente le colmatage des dégâts irréversibles tenté depuis lors. C’est du moins ce qu’on peut se dire à part soi en assistant à cette séquence, et bien d’autres choses, ou absolument rien, car on ne peut rester passif face à un spectacle de Meyssat, qui sans cesse mobilise notre capacité interprétative, au sens à la fois intellectuel et musical, nous rendant co-responsable du spectacle en cours, non sans ménager quelques moments de respiration, quelques images scéniques davantage redondantes ou convergentes.
Ainsi, lors d’une séquence centrée sur la difficulté à définir la dose de radioactivité au-delà de laquelle l’être humain court un réel danger, une scie circulaire suspendue à un fil oscille dangereusement entre les acteurs pendant qu’on entend ce qui semble être un morceau strident de scie musicale, nous faisant ainsi prendre conscience de manière concrète du danger radioactif, d’autant plus effectif qu’invisible, inodore, indolore, indétectable par nos cinq sens, suscitant souvent l’incrédulité des premiers concernés. Meyssat sait aussi ménager des zones d’humour (noir) comme lorsqu’il donne à entendre Jean-Bernard Lévy, PDG d’EDF, interrogé à l’assemblée nationale par la députée Barbara Pompili, déplorant l’interruption pendant quinze ans de la construction de nouvelles centrales nucléaires en France, ce qui aurait obéré nos compétences reconnues en la matière, prônant au contraire une reprise des constructions et une continuité, tout comme un cycliste professionnel ne doit pas cesser de s’entraîner pour rester performant !
20 mSv est une arène où se confrontent des analogies concurrentes pour tenter d’appréhender ce qui échappe au(x) sens. À celle, moins cycliste que cynique, du PDG d’EDF, Meyssat oppose une métaphore qu’il file aussi bien par des témoignages de survivants que par les corps exposés, chosifiés, mis à nu, manipulés, démantibulés, des acteurs : la radioactivité est un viol du corps. Fine poussière ou rayonnement, elle se dépose sur les vêtements, puis sur la peau, elle pénètre dans le sang, elle s’immisce dans les poumons, gagne les organes de reproduction. La radioactivité instaure une réduction radicale de l’être humain à un programme génétique indûment déréglé, à un fœtus transpercé de toutes parts, au règne d’un corps anatomique et médicalisé, d’une mort à petits feux. Nous ne sommes plus qu’un paquet de gènes, une vie nue, à la merci d’un biopouvoir ou d’une biopolitique d’État, comme auraient dit Foucault et d’autres après lui (Agamben, Esposito, Negri…).
Reste en ma mémoire, entre autres, cet étendoir à linge, posé là sur un coin du plateau, qui peut passer inaperçu, ou au contraire paraître incongru, puis qui prend sens au fur et à mesure des témoignages projetés, diffusés, proférés, de l’utilisation décalée, étrangement inquiétante, que font les acteurs de cet étendoir. L’objet banal emblématise ici tout un tragique quotidien, le délaissement par les responsables politiques de vies qui ne comptent plus pour rien, pour lesquelles étendre ou non son linge, selon l’orientation du vent qui charrie les poussières radioactives, devient une question de vie ou de mort lente, ces mêmes poussières qu’un acteur rend visibles en trempant sa chemise blanche immaculée dans de l’eau claire : juste métaphore cette fois de ce que tente le spectacle lui-même avec son sujet à la fois si vaste et si évanescent. La pierre, l’étendoir, la chemise, le corps, etc., chacun est un « calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur » (Mallarmé) : stèle muette de colère.