Hémilogue
Akalmie Celsius… D. Manon-Hannah D.
Au moment où la compagnie Akalmie Celsius devait reprendre l’une de ses créations, Hémilogue, l’état d’urgence sanitaire et l’état d’urgence (vigipirate) sont venus mettre fin aux espoirs de présenter à nouveau ce travail au public de la rue. Entretien avec Manon Delage et Hannah Devin sur leur histoire, leur projet où un goût d’amertume s’installe alors que le spectacle vivant est mis à mort à travers la fragilisation des compagnies et ceux et celles qui les habitent, les font vivre, et nous font exister. Ou quand « l’année blanche » figure et annonce un linceul qui voile les cadavres à venir…
Faut bien (n’) être un jour !
Moins visibles que les spectacles vantés sur les colonnes Maurice et autres panneaux Decaux qui ornent les villes (sorte de cierges, à l’empreinte carbone forte, élevés au spectacles « sacrés ou consacrés »), loin des stratégies de l’industrie culturelle où le trivial le dispute au commercial et au patrimonial (ou la « pornocratie » écrirait Proudhon), très loin des « bastringues » que sont devenues une majorité de scènes dramatiques de la décentralisation et autres scènes nationales… il existe un peuple d’artistes qui n’a pas renoncé à l’art de la rencontre et qui hante les labyrinthes urbains où l’idée même de public est à construire et non plus à capturer et à canaliser.
C’est le cas, entre autres, pour ceux et celles – artistes – qui ont décidé d’occuper la rue et qui, titre de noblesse en poche acquis à mesure de leurs livraisons urbaines spectaculaires, s’appellent « artistes de la rue ». C’est le cas, ici, de Manon Delage et Hannah Devin qui, depuis une toute petite dizaine d’années, ont élu domicile esthétiquement, poétiquement et dramaturgiquement à l’endroit du macadam : cette scène du pauvre qui est, en définitive, la seule scène populaire.
D’elles, on ne s’étonnera nullement qu’elles aient le goût de la recherche théâtrale quand, passées par l’université pour questionner en clandestines leurs pratiques, elles conservent le goût pour les choses intellectuelles ou disons, plus précisément, les pratiques approfondies. Ce temps-là, fondateur sans doute, a conduit l’une à écrire un mémoire de Master sur « le jeu masqué », quand l’autre s’inquiétait de belle manière sur « le nouveau cirque ». Une paire de mémoires qui formait, à eux deux, plus de deux cents pages qui, sans oublier le théâtre où elles grenouillaient déjà, leur ont permis de faire le point, comme le dirait un capitaine de navire rompu aux techniques anciennes de la navigation. Avec l’insouciance de « jolies mômes » qui pointent leurs vingt ans, c’est là aussi qu’elles cogitent la fusion de leurs expériences et qu’elles se réunissent sous le nom d’Akalmie Celsius. « On voulait un nom énigmatique pour pouvoir être libre de faire ce que l’on voulait. On cherchait une sonorité, un jeu avec les sons, quelque chose qui échappe au signifiant et au signifié… on a trouvé Akalmie Celsius ».
Premières armes que ce moment-là où le nom de la compagnie trouvera son signifié plus tard, à même l’expérience faite. Instant où Hannah Devin, Manon Delage, et quelques autres, forment un groupe qui décide d’emblée d’occuper la rue. Moins un geste révolutionnaire que celui-là où il s’agirait de s’affronter à d’autres formes théâtrales, que surtout un engagement ou et peut-être une pratique de résistance sous-tendue par un souci politique et esthétique. C’est qu’avoir vingt ans c’est aussi avoir un regard, lequel ne distancie d’aucune manière celui-ci d’un lien à l’actualité, d’une liaison à l’utopie aussi. Alors, élisant la RUA (comme on le dirait en Amérique latine où le théâtre de rue est roi) comme chantier d’expérience esthétique et poétique, le groupe s’engage à hanter la cité phocéenne afin d’y dessiner, de manière furtive, des territoires où apparaîtraient des formes d’art. Sans moyens, sans subventions, sans soutiens autre que le moral qu’elles partagent et qu’elles augmentent de leurs rêveries, elles entrent dans la danse, font leurs premiers pas.
L’intime et l’infra-mince…
« Oui, on avait vu les monumentales marionnettes de Royal de Luxe… et d’autres. On fréquentait les festivals d’arts de la rue, Chalon, Aurillac. On n’ignorait pas non plus le théâtre qui se fait en salle. Mais on avait une autre idée de ce que l’on devait faire. Peut-être parce qu’on débarquait dans la rue, mais qu’on l’avait interrogée avant. Ce n’était pas un lieu étranger. Et on voulait l’occuper à partir de ce que l’on est, de ce que l’on comprend et aimerait offrir à ceux que l’on croiserait » disent Hannah et Manon. On est en 2009 et ça sera Les canapés décalés. Moins un titre, in fine, qu’un coup d’œil qui mêle leur pauvreté, leur condition de jeunes femmes et un monde consumériste où les déchets vont se multipliant. « Avec le recul, on pourrait presque penser que l’on était dans un questionnement esthétique sur le durable, le recyclage. Mais à l’époque, on pensait aussi et parallèlement à un Monde ou un quart monde, souvent à proximité de nous et qui semble invisible et même lointain. Monde de ceux qui vivent dans la rue. Qui vivent dans des cartons, parfois sur un matelas. Et puis, et peut-être est-ce parce que nous étions de jeunes femmes “à marier” (rires), on avait aussi un rapport au féminin, aux ménages, à l’image de la ménagère qui s’apparente trop souvent à l’horizon d’échouage du corps féminin. Ce qui comptait pour nous, c’était de dire quelque chose de ça. De croiser un monde et un “destin” qui, amalgamés, forment une sorte de travail à la chaîne où l’image de la femme et l’image du monde se livrent sous cet angle-là. Un monde étranglé mais qui ne nous était pas étranger ».
Alors vient l’instant de donner corps à cette représentation là et c’est un choix radical qui est mis en avant. Il n’y aura presque aucune parole. Et le geste tendra à être chorégraphique et rythmique. Et les quelques rares mots lâchés relèveront d’une symphonie humble de mots du quotidien. Premier travail en milieu urbain, à même la rue, reposant sur la récupération d’encombrant (des canapés, entre autres) qui servent à établir une aire de jeu. Et voilà que le « troupeau de filles » comme elles s’en souviennent occupe la rue. Et ça marche, façon de parler ! Car le groupe, encore un peu universitaire sur les bords à racler, pour ne dire rafler, le fond des tiroirs des bailleurs qui pourraient soutenir le projet. Et c’est à partir de ces aumônes qu’elles font l’acquisition d’un camion pour leur compagnie qui va les entraîner, alors que personne ne leur demande rien, dans une « tournée sauvage ». Et à chaque fois, au terme des 40 minutes du spectacle, elles invitent les gens à repeindre les meubles échoués sur les trottoirs. Canapé, chaise, guéridon…tout y passe et les gens repartent avec les meubles relookés. Stratégie ? Geste gratuit ? Petit calcul théâtral pour s’inscrire dans une pratique de théâtre participatif… Non. Rien de tout cela n’effleure leur esprit qui est tourné, juste et accessoirement, vers l’envie de trouver une connexion avec le public qu’elle croise. « En tête, on avait juste le souhait de faire un théâtre qui s’écarterait d’une configuration où l’acteur est d’un côté et le spectateur de l’autre. C’était un peu comme si on voulait faire du théâtre qui serait aussi la vie ». Belle idée que celle-là qui va les conduire au Festival de Chalon dans les propositions que programme Pierre Boisson. Moins d’un an après leur première, Akalmie Clesius se retrouve avec Les Canapés décalés devant 600 personnes. Autre monde, autre rapport. No comment. La reconnaissance a un prix à payer, l’intimité et l’infra-mince en prennent un coup, mais pas leur détermination à revenir à l’essentiel. Prise dans le paradoxe de vivre leur art de manière autonome, mais aussi d’en faire un métier et d’en vivre, les voilà à cogiter une autre forme, dès fin 2010.
Poursuivre donc, mais le groupe a vécu cette année et celle de 2011 où le spectacle tourne comme une épreuve et en guise de salut, certaines d’entre elles tirent leur révérence. L’Histoire a commencé, avec elle celle de la mutation de la bande. Hannah Devin et Manon Delage restent seules, et demeurent discrètes sur cela. En guise d’explication, elles s’accordent pour dire que ce temps de rupture « servira de temps de travail autour d’un spectacle qui n’aboutira pas et conserve le nom de Traces ».
Alors, l’une et l’autre se remettent au boulot, entreprennent de réécrire Canapés, et comme leur groupe qui vient de se transformer, elles le convertissent en un spectacle qui prendra pour nom C’est de l’autre côté. Nouvelle pièce de rue qu’elles écrivent à deux sous le regard extérieur de Stéphanie Lemonnier qu’elles sollicitent pour les accompagner dans ce nouveau projet. Fortes de l’expériences de Canapés décalés, où elles s’étaient heurtées à la difficulté de trouver un canapé mis aux encombrants pour chaque représentation ; elles remplacent celui-là par des chaises. « Plein de chaises qui vont déterminer la dramaturgie de notre nouvelle création » expliquent-elles. De fait, construit sur le modèle d’une assemblée générale ou d’un bal, ou quelque chose qui s’apparenterait à un regroupement, les chaises auxquelles elles ont donné des prénoms servent à accueillir les spectateurs qu’elles vont chercher dans le public en leur prêtant le nom inscrit sur la chaise. « Non, ce n’est ni du théâtre participatif ou immersif, pas davantage du théâtre forum » précisent-elles. « C’est au-delà de ça, et si l’on a recouru à cet artifice, c’est avant tout pour brouiller les frontières entre jeu et non jeu ou, disons-le autrement, c’était une manière de montrer que tout est jeu. Qu’il y a du jeu dans la société comme il y en a au théâtre. Ce qui nous intéressait, c’est que les gens le réalisent ; et que nous-mêmes, à partir des situations qui naissaient et nous échappaient en partie, on se trouve dans un ICI et MAINTENANT où on flouait le jeu théâtral de sa charge fictive ». Risqué, fragile, tenant presque exclusivement à l’improvisation avec des réactions du public imprévisibles, C’est de l’autre côté conduit au Festival d’Aurillac en 2014, après que le travail a tourné ici et là. Encore une fois, Akalmie Celsius aura tenu son pari de faire du temps théâtral un moment de rencontre pour ceux qui se sont arrêtés. « Les gens sur les chaises, ils se parlaient. Ils s’écoutaient. Réunis en assemblée, nous légèrement en retrait, le travail gagnait une sorte d’autonomie où la parole sincère circulait. C’était à la fois humble, naïf, fragile… et ça venait du cœur aussi. Et regardant cela qui se sculptait, on y décelait un rapport nouveau au jeu. Chacun apprenait “à jouer à jouer”. C’était émouvant autant que stimulant ».
Et les écoutant parler de ces expériences créatives, il est clair que les paroles de Manon et Hannah ne relèvent pas d’une sensiblerie de calotins, mais plutôt d’un enjeu de recherche qui s’apparenterait à faire de leurs créations des particules de recherche. Ou quand le théâtre se confond à un rapport à l’Histoire. D’où, peut-être, cette insulte polie qui leur est régulièrement assénée : « vous faites un travail d’intello ! » dit-on dans le landernau des artistes de rue et autres antichambres où se décident l’octroi de la subvention. « Travail d’intello » qui correspond à un jugement des sociétés actuelles qui se méfient de tout ce qui pense et préfère ceux qui oublient de penser et se consacrent à divertir stérilement.
De fait, le « groupe de nanas » ne renoncera jamais à travailler ce qu’Evelise Mendes (autrice d’une thèse sur les arts de la rue) appelle « les dramaturgies de la vi(ll)e ». Expression ou syntagme figé qui fait entendre que l’enjeu de la création en espace urbain est de faire entendre et saisir « les formes de vie larvaires, invisibles et sensibles qui se développent ici et là, dans la rue, dans ses plis et ses interstices ».
D’Hémilogue à Labyrinthe… ou l’art de tracer sa route
À force de… le courage chevillé au geste artistique et la promesse que l’on se fait de faire un théâtre d’engagement… Hannah et Manon ont fini par décrocher leur intermittence et à s’épargner les investissements financiers qu’elles faisaient d’elles-mêmes alors que la subvention était rare. « On en était souvent de notre poche. Mais ça nous aurait couté encore plus de ne pas travailler dans la rue et d’apprendre de la rue » avouent-elles. 2016 sera leur pont d’Arcole qu’elles vont franchir tambour battant. Le regard des institutions sur leur travail commence à changer (plus du bouche à oreille que des présences soit dit en passant). « Vous faites un travail poétique » entendent-elles. Sans doute n’est-ce pas désagréable à entendre, mais elles sont loin de tout cela et ont entrepris de poursuivre en créant, en 2017, Hémilogue. Drôle de titre que celui-là, s’il ne correspondait chez elles à une acuité d’écoute. Pour ce nouveau travail, elles recourent à l’écriture de Marion Vincent qui les rejoint dans une résidence à la Gare Franche, ainsi que Pierrick Bonjean qui épouse la ligne artistique du groupe (et que l’on retrouvera dans Labyrinthe). Au départ, l’idée d’Hémilogue est de faire entendre des conversations. Enfin des moitiés de conversation comme celle que l’on peut remarquer quand les gens se parlent au téléphone. « Ah oui… pas certain non… et le poisson rouge, il nage… forcément y a du soleil » miment-elles en se souvenant ce temps d’écriture qu’elles baptisent « écriture de plateau de la rue ». Mais passée cette anecdote où se met en jeu l’invisibilité d’une source qui répond, Hannah et Manon développe : « Ça paraîtra curieux, mais Hémilogue c’est aussi né d’un constat ou d’une situation sur un quai de gare. Cette façon qu’à distance deux personnes en vis-à-vis, qui attendent un train, se dévisagent furtivement. En fait, on tenait-là le principe ou la raison de ce spectacle : le dévisagement un peu sauvage que l’on peut vivre à chaque instant dans la rue. Et, bien entendu, la manière que l’on a de fantasmer cet instant-là. Ce curieux effet miroir qui hante l’espace public et que tout le monde a pu vivre, c’était ça notre point de départ ».
La suite, ça sera une sorte de tambouille entre elles trois où l’écriture sert de moteur de jeu pendant les répétitions et évoluent à mesure que celles-ci avancent. Marion Vincent livre des bouts de texte, construit une bibliothèque de situations. Hannah et Manon, elles, s’en emparent, la transforment et l’adaptent au jeu, à la rue… Bientôt, une forme s’affirme qui met en avant le regard et le fantasme qui l’innerve. Ça leur vaudra de se retrouver à la Mousson d’été, lors des rencontres annuelles sur les nouvelles formes d’écriture contemporaine. En dire plus reviendrait à spoiler le travail que l’on peut voir encore aujourd’hui, ou disons parfois aujourd’hui alors que l’urgence sanitaire menace les artistes interdits de se produire. Urgence sanitaire et Plan vigipirate… de quoi tuer le spectacle vivant dans la rue !
Rien ne les arrête vraiment toutefois et alors qu’Hémilogue tourne, et avant de se lancer dans leur dernière création Labyrinthe, Manon Delage et Hannah Devin ont inventé Debout, une pratique théâtrale qu’elle présente chez l’habitant, à la demande. Debout ou un travail qui mêle danse (art qui est récurrent chez elle) et art du clown (qu’elle travaille depuis longtemps). Une petite pièce de 40 minutes qui a à cœur de poser la question de l’entraide, du soutien, et dont l’origine tient à leur lecture de Les Bonnes de Jean Genet. Oui, rien que ça… Elles n’ont pas des études pour rien « les filles »… et c’est à travers cette pièce monumentale qu’elles s’inquiètent de l’altérité. Mot qui colle à leurs créations comme une sorte de label qui les tient en alerte.
En alerte, elles le demeurent avec Labyrinthe. Nouveau projet, nouvelle étape, alors que le monde déraille ou s’ordonne selon un ordre nouveau où la place de l’art est menacée. Le Covid est passé par là et s’ajoute aux mesures anti-terroristes qui vaut à l’hexagone de perdre en libertés ce qu’il gagne, nous dit-on, en sécurité. Alors Manon et Hannah, noyau dur de la compagnie, se réfugie, courant 2018, en Ariège dans un premier temps. Et comme à leur habitude, elles sont parties avec une question qu’elles filent loin de tout, dans la campagne. « C’est quoi un labyrinthe urbain ? » se demandent-elles, moins pour la nouveauté de la question que pour l’expérience qu’elles font et ont fait des murs qui se dressent un peu partout. Mur très concret quand de retour à Marseille, elles voient de leurs propres yeux le Mur qui enserre la place Jean Jaurès. Quand brutalement, encore d’autres murs cèdent et font de la rue d’Aubagne un cimetière. Sans parler de ces murs qui, au jour le jour, forment une architecture invisible entre les êtres… Moment chez elles où la conscience et la réflexion les poussent vers une pratique urbaine qui tend à inscrire leur pratique dans un théâtre documentaire. Nouveau labo de recherche que ce travail appelle et qui, elles s’en inquiètent encore aujourd’hui, leur vaut une bourse SACD pour « écrire dans la rue ».
Consécration ? Reconnaissance institutionnelle et artistique ? Les lauréates se réjouissent de cette distinction non pour l’orgueil que cela pourrait provoquer mais plutôt pour le « coup de pouce » que cela leur donne. Les co-producteurs se pointent et mises sur le projet qui en est encore à ses débuts. Elles, indifférentes ou déterminées ; elles qui n’ont jamais vraiment rien demandé, poursuivent et pérégrinent. « Ces murs, ils n’étaient pas métaphoriques. On en faisait l’expérience au jour le jour. Et à vrai dire, devant le mur, ce qui se faisait sentir d’abord, c’était le motif de l’impasse. Cette façon que la vie a parfois de tourner en rond » disent-elles avec l’inquiétude de celles qui sentent que quelque chose court-circuite la vie et les libertés que l’on prend avec.
L’entretien touche à sa fin. Sur le petit balcon où l’on finit de causer les moustiques tigre se sont tenus à distance. On pourrait continuer cette causerie, mais il est temps de se séparer.
Aussi, après s’être dit au revoir en respectant la distance et toutes les barrières (petit mur que celles-là), je débarrasse le plancher. Et marchant dans la rue, je songe à ces deux jeunes femmes qui n’en finissent pas, à la manière d’ethnologues, de questionner le monde qu’elles habitent, le monde aussi qui les habite.
En écho, j’entends encore leurs derniers mots ou ce que je devrais appeler une pensée : « On aimerait être un point d’appui pour que les gens, nous regardant, se servent de ce que l’on fait pour se faire un point de vue. On est un peu comme des petites touches de couleur qui se détachent du quotidien ».
Sans doute ces paroles d’humilité valent-elles pour un commentaire qui se suffit à lui-même. Pourtant, ce qui me vient à l’esprit, c’est que Manon Delage et Hannah Devin sont un peu comme des artistes peintres qui, dirait Paul Valéry, matérialisent ce qui est à voir et qui, tantôt vu, tantôt non vu, n’est jamais hors de vue.
Dans ma poche, la lettre au spectateur qu’elles ont écrite pour Labyrinthe :
Ça pourrait commencer comme ça…
Parfois tu seras perdu ou tu joueras à l’être.
Parfois tu auras les yeux bandés et tu marcheras lentement, à petit pas sur le trottoir.
Tu auras le vertige. Quelques mètres te paraîtront infiniment longs.
Parfois tu devras choisir ta direction, aller à droite ou à gauche.
Si tu veux savoir la suite, tu devras faire un choix. Tu constateras que ton choix n’engage
que toi. Peut-être que d’autres spectateurs choisiront d’autres directions. Libre à eux.
Tu écouteras certainement une histoire.
Au prochain croisement, peut-être croiseras-tu l’étrange gardien d’un carrefour, posté en
faction comme un Sphinx ?
A la terrasse d’un café, peut-être épieras-tu un Orphée fatigué, vieux de mille ans,
parcourant les traces de sa bien-aimé perdue dans le journal local ?
Au bout d’une impasse, peut-être surprendras-tu une Antigone en colère cherchant une
issue en poussant les murs de toutes ses forces ?
Ou peut-être tourneras-tu autour d’un pâté de maison jusqu’à perdre toute notion du
nombre de tours parcourus ?
Les histoires sont là si tu y prêtes attention. Les mythes racontent notre besoin d’appartenir
à quelque part. Même un labyrinthe peut devenir un lieu de vie.
Ça se dit parfois « cette ville est un vrai labyrinthe ».
La ville labyrinthe est celle où tu perds tes repères, où tu ne sais plus où tu es ni d’où tu es
parti. Cette ville, c’est aussi celle qui te permettra de te dissimuler, de prendre le temps
d’être perdu juste pour sentir le vertige que ça te donne. De réaliser que ça peut être
agréable. C’est peut-être ça, être perdu, t’extraire un instant de la cartographie
incessante du monde.
Dire que je connais cette lettre au spectateur par cœur serait malicieux. Ce que je sais en revanche, et dont je ne doute pas, c’est que le groupe que forme Akalmie Celsius, entretient un rapport étroit avec le quotidien. Que le groupe tient à l’œil et « demeure vigilant » à l’endroit de qui se produit ici et là dans les plis du monde urbain. Et qu’en définitive, sans violences, mais avec une détermination qui les anime comme au premier jour, elles ensauvagent la rue.
Oui, drôle de terme que celui-là, repris aujourd’hui par les politiques et les médias qui semblent s’en inquiéter et en faire la critique. Sauf que, et sans doute faut-il se référer à Claude Lefort qui évoquait le concept de « démocratie sauvage », la pratique du théâtre en milieu urbain, chez Manon et Hannah, a à voir avec une manière toute attentive, poétique, douce et bien vivante, de ne « rien laisser passer », surtout les idées qui font leur lit, tranquillement, dans l’esprit fatigué des gens. Alors oui, Akalmie Celsius, ensauvage l’espace urbain, ou remet en jeu, à chaque création, un point capital qui tient à l’idée qu’elles sont là, dans la rue, pour que ça se mette à parler, à se parler… Et ce n’est pas si mal non ? et c’est tellement rare !